Contrairement à Mme Arthur qui a toujours été situé à la même adresse, le Carrousel s’est installé successivement dans trois locaux différents, dont deux étaient à la même adresse. Lorsqu’on recherche la référence « cabaret Carrousel » sur Google on trouve tellement de sottises qu’il est déconseillé de lire la page. J’ai fait partie du Carrousel pendant vingt ans, et ce que j’en affirme n’est pas contestable.
Octobre 1947 : ouverture du Carrousel 40 rue du Colisée, Paris VIIIème. Le patron est monsieur Marcel. Il délègue beaucoup de ses responsabilités, mais c’est lui qui tranche le moment venu. Le directeur artistique est Robert Lasquin. C’est lui qui écrit les revues. Son influence est très grande, parfois en opposition avec la volonté d’artistes comme Zambella, au talent affirmé et multiple, Maxi, Guilda, Claude André, dont certains sont soutenus par la fortune de leur ami. La concurrence des costumes est intense, et c’est ainsi que se crée l’habitude de payer soi-même ses plus belles parures, à quoi le patron ne perd rien. Ce qui n’empêche pas l’atelier de couture situé au-dessus de chez Mme Arthur de fonctionner intensément.
Ce Carrousel est situé en sous-sol. Il a, m’a-t-on dit, une forme circulaire à la manière des théâtres antiques. C’est un cabaret de luxe. La clientèle y est reçue par des valets à la française, flambeau en main. A l’époque une presse virulente s’insurge contre l’audace d’avoir osé monter « à deux pas de l’Elysée » un spectacle si immoral. Quelques années plus tard, Hélène, l’habilleuse, me montrait des pages entières de journaux de cette époque où on la voyait comprimant la taille de Zambella, pages où s’étalait l’indignation devant des spectacles composés d’hommes exclusivement, d’hommes en coquettes.
Je ne possède pas de programme de cette saison 47/48, mais Zambella m’a donné celui qu’elle avait de la saison 48/49. Bien qu’il soit très dégradé, on peut encore en publier quelques pages. On peut voir, marque du luxe de l’époque, que le programme paraît en couleurs. C’est à ma connaissance, la seule fois qu’un tel effort est fait. Les artistes n’y tenaient d’ailleurs pas car la colorisation était médiocre.
Dès l’ouverture, le patron est en butte à une association de grognons qui lui font un procès pour l’obliger à fermer. Il parvient à tenir tête quelques années, trois ou quatre ans, pas plus, et s’installe aussitôt au rez-de-chaussée de la même adresse. Là, malgré de nouveaux procès, nous nous installons jusqu’au 31 décembre 1961. Ce qu’on appelle entre nous « le grand Carrousel » c’est le Carrousel qui va de 1947 à 1961 (14 revues différentes). Ni Coccinelle ni moi n’avons connu le Carrousel du sous-sol. Coccinelle s’est présentée chez Mme Arthur en 1951 à 20 ans et elle se trouvait dans une tournée du Carrousel au casino de la Corniche à Alger, en 1952. J’ai fait mes débuts chez Mme Arthur à Noël 1953, à 18 ans, j’étais dans une tournée du Carrousel au casino de la Corniche en été 1954.
Je débute donc au Carrousel 40 rue du Colisée avec la nouvelle revue « New faces » ainsi nommé par la volonté du jeune chorégraphe qui revient des Etat Unis qui l’ont ébloui et où justement se donnait le spectacle « New faces ». Voilà un nom vite transformé en « nouvelles fesses » par les artistes de la revue précédente qui ont été évincés. C’est un bon mot, c’est de bonne guerre, et tout le monde en rit. Sauf peut-être Stéphany qui ne tarissait pas en éreintements contre les « vieilles » qui avaient pourtant fait un triomphe. Il critiquait les longs tableaux majestueux sur Versailles, les scènes de théâtre prises dans Molière ou Racine et récrites en charges par Robert Lasquin, avec talent, mais qui commençaient à lasser. Il montait pour nous de nouveaux tableaux légers, enlevés, frétillants. Des tableaux sur « les plumes » (Coccinelle : l’oiseau de paradis ; Everest : le paon ; Capucine : l’oiseau lyre ; moi : l’aigrette ; Chantal ; la plume d’oie, etc.) D’autres tableaux encore comme Gershwin, Charles Trenet, les mambos… Il y eut en général trois tableaux par revue. Le spectacle commence à minuit et se termine vers 2h30. Chaque tableau se termine par un « final » et des séries de danse sont intercalées entre les tableaux.
Après avoir plus ou moins tourné, les artistes du Carrousel que nous avons remplacés finissent chez Mme Arthur. Guilda fait exception. Elle part en Amérique et fait carrière au Québec.
Tania est l’artiste américaine qui vient d’elle-même à Paris. Elle a parmi nous un succès formidable. Elle débute la même année que moi. Les années suivantes, Stéphany fait venir Sone Teal et Leslee. Viendra plus tard Ricky Renee, d’autres suivront. Tony April, si célèbre sous le nom d’April Ashley débute parmi nous. Très belle, très charmante. On ne peut nommer tout le monde. Je n’y parviens même pas dans mon livre « Carrousel, ou J’inventais ma Vie 3 »
L’idée que Stéphany innove, rénove, nous donne un clinquant nouveau, crée une rivalité non seulement entre nous, mais entre les précédentes et nous. Nous ne sommes plus, aux dires de nos devancières, (les « vrais » travestis) que des coquettes sans talent juste bonnes à exhiber leur physique. A nos propres yeux, nous sommes les jeunes,, les gentilles, les jolies, elles sont les vieilles et les méchantes. Il court sur elles toutes sortes de bruits que Coccinelle me raconte comme des contes aux enfants. Avant, on pouvait arriver dans la loge, et trouver un talon de sa chaussure brisé, ou encore ses robes lacérées, ses plumes sabotées… Un jour, il s’était passé un drame : alors que X se passait sur le visage le bâton blanc Leichner pour masquer la barbe et boucher les trous,, elle avait vu rougir le blanc et jaillir le sang. Quelqu’un avait glissé des morceaux de lame de rasoir dans le bâton ! Heureusement, on ne s’en servait plus !
L’histoire qui nous amusait le plus parce qu’elle témoignait de la malice et de la bêtise des autres, de leur impitoyable rivalité : Guilda était toujours titillée d’idées nouvelles, et Zambella, malgré tout son éclat, toujours à la recherche d’un moyen de se dépasser. « Ta coiffure est très belle, jolie perruque agrémentée de belles plumes d’autruche. C’est très flatteur. Pour éblouir davantage, je verrais bien que des antennes rehaussent le tout avec feu d’artifice à ton entrée. » Ainsi fut fait. A l’entrée en scène, le feu prit aux plumes. Au feu ! Au feu ! On tira le rideau…
Puis la loge se fixa sur sa propre vie. Revues. Tournées. Répétitions. Orchestrations, Nouveaux costumes. Cancans, rivalités, moqueries en tous genres. Pas meilleures que les autres.
Bien que le mot « travesti » ait toujours été le nôtre jusque dans les années 1980, ce qui marque cette époque de nouvelle génération du Carrousel, c’est le passage progressif, mais rapide de la composition de la troupe. Les « vrais » travestis laissent la place aux transsexuelles. Il y a encore des garçons très masculins d’apparence qui font en scène de jolies femmes (mais qui « ne se prennent pas au sérieux ») l’archétype en est Leslee. Toutefois, la majorité d’entre nous vit à la ville une vie de femme souvent effacée.
Il m’est venu tardivement (en 2006) le désir de savoir qui pouvait bien être responsable l’été 1954 de la fermeture du Carrousel, et de l’interdiction de porter, même en scène, chez Mme Arthur, aucuns vêtements féminins, ce qui avait conduit madame Germaine à m’éloigner temporairement de paris et m’envoyer en tournée en Afrique du Nord où les mœurs semblaient plus douces. Je me suis adressé à la Préfecture de police. (voir la réponse qui m’est faite.) A remarquer que le décret du préfet Léonard n’avait pas eu de conséquences sur nos cabarets. Il n’a pris effet qu’en été 1954. Or, en juin 1954, Mendès France est élu président du Conseil. Il nomme François Mitterrand Ministre de l’intérieur.
A remarquer qu’en 1949, Jules Moch, vice-président du Conseil, et ministre de l’intérieur, juge l’arrêt du Préfet Léonard si bon qu’il recommande d’étendre la prohibition de la Préfecture de la Seine au territoire de la République. Cela ne s’est pas fait. Même en 1954, la mise en vigueur de l’arrêté ne dure pas trois mois. Les cabarets reprennent leur vie accoutumée. Le combat de la police continue dans la rue sous prétexte de prostitution.
Bref extrait du Bulletin Municipal Officiel relatant la séance (comique) du 28 novembre 1963 du Conseil municipal de Paris (qui n’a pas de maire à cette époque.)
M. René Thomas. – Voulez-vous me permettre une brève interruption, monsieur le Préfet ?
M. le Préfet de police. – Je vous en prie, monsieur le Conseiller.
M. le Président. – La parole est à monsieur René Thomas.
M. René Thomas. – Puisque vous avez bien voulu évoquer certains aspects de la prostitution particulièrement intempestifs, je me permettrai, monsieur le préfet de police, d’évoquer celui de la prostitution masculine. Je représente un arrondissement où elle sévit tout particulièrement : entre place Blanche et place Clichy on voit des jeunes gens faire du racolage avec tant d’audace et d’impudence qu’il est extrêmement difficile pour un homme seul de faire ce court chemin. On y rencontre des garçons dans des tenues extravagantes, avec des coiffures des plus élégantes, des coiffures véritablement féminines, très volumineuses. Certains sont également travestis… J’ajoute que c’est alors presque moins choquant parce que si l’on n’est pas très expérimenté, on ne sait pas trop à qui on a à faire…
M. le Préfet de police. – On s’en aperçoit vite quand même.
M. René Thomas. – Il est, vous en conviendrez, extrêmement choquant, surtout pour les étrangers qui sont très nombreux à venir dans ce quartier, d’assister à de tels spectacles qui sont des manifestations intempestives ; et si vous vouliez bien nous dire, monsieur le Préfet, quelles mesures vous comptez prendre pour nous en débarrasser, j’en serais très heureux pour ma part.
M. le Préfet de police. – Votre question est très opportune parce qu’elle va me permettre de mettre en lumière, si j’ose dire, l’état de la question. A l’égard de la prostitution homosexuelle, l’autorité publique a les mêmes pouvoirs, ou, si vous voulez, la même absence de pouvoirs qu’à l’égard de la prostitution féminine ; en ce sens, on ne peut poursuivre que les manifestations extérieures de la prostitution masculine, l’homosexualité n’étant pas proscrite par la loi.
Ces manifestations sont les mêmes que celles qui caractérisent la prostitution féminine, à savoir l’attitude sur la voie publique de nature à provoquer la débauche et réception habituelle dans les hôtels. Ce qu’il faut, c’est poursuivre les réseaux de souteneurs et également les hôtels qui accueillent les prostitués masculins. »
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